La Shoah en France

La Shoah en France

L’historiographie de la Shoah en France

Le débat autour de la question de l’attitude du gouvernement Pétain vis-à-vis des Juifs n’a pas commencé avec la publication du livre d’Eric Zemmour « Le suicide français » (2014), ni même avec celle de mon propre livre « Vichy et la Shoah » (2012). Dès les années 1950, plusieurs historiens réputés présentent la question dans un esprit identique aux deux livres précités : Léon Poliakov dans son ouvrage « le Bréviaire de la haine » (1951) met bien en évidence le paradoxe que je reprendrai soixante ans plus tard : d’une part un Vichy antisémite qui prend des mesures d’exclusion économique et d’isolement contre les Juifs citoyens français et décide de mesures d’enfermement pour les Juifs étrangers. Ces mesures fragiliseront les Juifs lorsque les nazis déclencheront la solution finale en France à l’été 1942. Poliakov dénonce violemment cette politique de Vichy : « De cette complicité délibérée, rien ne pourra jamais laver le régime du Maréchal Pétain » (p. 86, le livre de poche, édition de 1974). D’autre part il montre qu’il existe un Vichy protecteur à partir de l’été 1942 : « Du sort relativement plus clément des Juifs de France, Vichy fut en fait le facteur prépondérant. (…) En ce qui concerne la « solution finale », la position de Vichy était essentiellement déterminée par les vues de Pierre Laval, dont la politique paraît avoir été guidée par le schéma suivant : se débarrasser des Juifs étrangers, mais protéger, autant que possible, les Juifs français des deux zones. »

Le grand historien américain, Raul Hilberg, dès le début des années 1960, affirme dans son livre « la destruction des Juifs d’Europe » (3e édition, 2006) que : « De 1940 à 1944, le rapport inégal entre vainqueur et vaincu se traduisit par un flot continu d’exigences de la part des Allemands auquel on aurait difficilement pu s’opposer. Au nombre de ces exigences figurait la destruction des Juifs.

Dans ses réactions aux pressions allemandes, le gouvernement de Vichy tenta de maintenir le processus de destruction à l’intérieur de certaines limites. Celles-ci eurent essentiellement pour objet de retarder l’évolution du processus dans son ensemble. Les autorités françaises cherchèrent à éviter toute action radicale. Elles reculèrent devant l’adoption de mesures sans précédent dans l’histoire. Quand la pression allemande s’intensifia en 1942, le gouvernement de Vichy se retrancha derrière une seconde ligne de défense. Les Juifs étrangers et les immigrants furent abandonnés à leur sort et on s’efforça de protéger les Juifs nationaux. Dans une certaine mesure, cette stratégie réussit. En renonçant à épargner une fraction, on sauva une grande partie de la totalité. »

On le voit, l’affirmation historique comme quoi le gouvernement de Vichy aurait cherché à protéger une partie des Juifs n’est ni une affirmation politique d’extrême droite, ni celle de nostalgiques de l’Etat français. J’ajouterai encore deux extraits du livre de souvenirs de l’historienne Annie Kriegel,ancienne résistante des MOI-FTP (p. 174, Ce que j’ai cru comprendre, 1991) : « Dussé-je me tenir moi-même pour insensée, je me demande parfois si, contrairement à l’idée commune, la part de sacrifice dans la politique et la conduite du maréchal Pétain n’ont pas eu des effets plus certains et positifs sur le salut des Juifs que sur le destin de la France. Comment oser une telle extravagance ? La France ne s’est fait admettre comme le quatrième grand du cercle des vainqueurs que du seul fait de l’action du Général de Gaulle. A l’échelle nationale, c’est cette action là qui eut à long terme un effet capital. En revanche, pour les juifs dont l’objectif n’était pas de vaincre au terme d’une guerre inexpiable, pour qui être associés à la victoire des armes n’était qu’un luxe ou une grâce supplémentaire puisque l’urgent dans l’immédiat c’est la survie d’une population entière, civile par définition, il me paraît peu douteux que Vichy, qu’elles qu’eût été sa soumission, la collaboration consentie à l’exécution de ses desseins, ait été, dans l’année la plus dramatique, cruciale, l’année 1942, un point d’appui qui s’est plutôt ajouté au point d’appui majeur qu’était au quotidien la société civile française, ses structures et institutions non gouvernementales. » Remarquons la date à laquelle Annie Kriegel écrit ces lignes, 1991, soit une décennie après l’apparition de l’autre approche historiographique, celle induite par Robert Paxton et Serge Klarsfeld et que je vais présenter ci-dessous. Mais on le voit, dans les années 1990 il existe bien un débat historique entre deux lignes opposés. Ceci nous est confirmé encore en 1997 par deux autres historiens, Jean-Pierre Azéma et Olivier Wieviorka qui écrivent : « Menant une politique antisémite propre, Vichy, pour sauver les ressortissants français, sacrifie froidement étrangers et apatrides » (Vichy, 1940-1944, p 271). Entretemps les ouvrages des historiens américains Paxton et Marrus (Vichy et les Juifs, 1981) et de Serge Klarsfeld (Vichy-Auschwitz 1983 et 1985) proposent donc une approche opposée. S’appuyant sur une vaste recherche documentaire, leur approche peut être résumée par ce qu’écrit Serge Klarsfeld dans sa conclusion (tome 2, p. 189 et 190) : « Vichy a contribué efficacement à la perte d’un quart des Juifs de France (…) Les Français ont puissamment aidé au salut des trois quarts des Juifs de France ». Il faut cependant ajouter une phrase qui apparaît quelques lignes plus loin dans cette conclusion : « Cependant, nous l’avons également constaté, la proportion de Juifs français de souche victimes de la solution finale est très nettement inférieure à celle des Juifs étrangers et apatrides – Vichy, dans ses concessions aux Allemands, ayant placé les Juifs français en dernière ligne ». Nous constatons donc que bien que Serge Klarsfeld se soit montré beaucoup plus sévère dans son ouvrage vis-à-vis de la politique de Vichy dans la question juive et dans sa complicité avec l’occupant nazi que ce qu’avaient pu faire les historiens qui avaient travaillé sur cette question avant lui, et dont nous avons donné un aperçu, il note cependant de façon honnête qu’il a existé une politique de Vichy ayant pour but de protéger avant tout les Juif français, affirmation qui est à la base de mon ouvrage, et qui se retrouve dans les propos tenus par Éric Zemmour. Notons enfin qu’un nouvel ouvrage, sous la direction Jean-Marc Berlière, « histoire d’une falsification, Vichy et la Shoah dans l’histoire officielle et le discours commémoratif », est venu montrer en 2023 les exagérations des propos et des écrits par rapport à l’attitude des Juifs français, confirmant ainsi ce qui s’est écrit depuis Poliakov en 1951 jusqu’à mon propre livre en 2012. On peut se demander finalement ce qui est réellement à l’origine de « l’affaire Zemmour » et des plaintes qui ont été formulées contre lui. C’est qu’en fait entre la publication du deuxième tome de « Vichy-Auschwitz » en 1985 et aujourd’hui, la quasi-totalité des historiens qui ont repris la question de la Shoah en France, appuyé souvent par la vulgarisation de la question telle qu’exprimée dans les différents médias, et même une partie des hommes politiques, tous ceux-là ont au cours de ces 40 ans durcis les analyses et les affirmations vis-à-vis de l’attitude de Vichy face aux déportations, en oubliant le bémol apporté pourtant par Klarsfeld lui-même à la fin de sa conclusion. Il me semble que ce durcissement systématique, que l’on peut même constater chez Serge Klarsfeld lui-même ces dernières années, a pour origine l’évolution politique de la société française depuis le milieu des années 1980, et ce que l’on nomme « la montée de l’extrême droite ». Lorsque j’étais en atelier de préparation de thèse sous la direction du professeur Antoine Prost, l’un des historiens d’histoire contemporaine les plus considérés et réputés en France, celui-ci nous avait expliqué que deux historiens ayant des convictions politiques et idéologiques opposées, si on leur donnait exactement le même matériel historique sur une question qu’ils ne connaissaient pas, devaient aboutir sur les faits aux mêmes conclusions. Autrement dit, le travail de l’historien ne doit pas dépendre du contexte politique dans lequel il vit, mais de sa volonté d’arriver à établir le mieux possible la vérité du passé, même si les conclusions de son enquête ne sont pas à son goût. Je me permettrai de conclure en citant la lettre que ce même professeur Prost m’avait adressé en 2013, après la publication de mon ouvrage « Vichy et la Shoah » : « Votre argument central est juste : en livrant cyniquement les juifs étrangers et apatrides, Vichy a protégé les juifs français. L’antisémitisme national n’était pas génocidaire. C’est profondément vrai. Je l’ai enseigné en première année parfois, non sans les difficultés que vous imaginez. »