Monument en pierre contre monument de papier :
le cas de Guilgal
Introduction :
Commençons par un souvenir personnel : au début des années 1980, j’étais devenu un peu proche de Renée Neher, historienne et épouse du philosophe franco-israélien le professeur André Neher. En 1983 ou 1984, elle m’avait fait part de son opposition à une initiative des anciens des Eclaireuses et Eclaireurs Israélites de France dont elle venait d’avoir connaissance : ceux-ci lançaient une collecte de fond pour construire une plaque monumentale au siège de cette association, monument qui porterait le nom de tous les anciens résistants des EEIF qui étaient tombés victimes de la Shoah ou des combats de la résistance. « Ce n’est pas la bonne voie pour perpétuer le souvenir », disait-elle. « Ils feraient mieux de soutenir des jeunes historiens comme vous et de subventionner l’édition de livres et de documents. Les monuments en pierre finissent par disparaître ».
Guilgal, un lieu de mémoire :
Dans la hafatara du premier jour de Pâque, le passage des Prophètes lu à la synagogue est tiré du début du livre de Josué. On y apprend entre autres comment les Hébreu, ayant à peine traversé le Jourdain à pied sec grâce à un miracle de Dieu, s’étaient installés tout d’abord dans un endroit nommé Guilgal, à l’est de Jéricho, et là ils avaient procédé à la circoncision de tous les mâles qui n’avaient pu l’être du fait des vicissitudes de la traversée du désert. Trois jours plus tard, au même endroit, ils avaient célébré pour la première fois en terre d’Israël la fête de Pâque, 40 ans après la sortie d’Egypte. Mais, nous l’avons dit, l’arrivée à Guilgal avait été précédée par la traversée des eaux du Jourdain. Or les Hébreux avaient reçu l’ordre de prendre douze pierres du lit de la rivière, et celles-ci avaient été apportées à Guilgal pour créer un monument commémoratif de cette traversée. Josué donne la raison de l’élévation de cet édifice (Josué, 4, 21 à 24) : Et il dit aux enfants d’Israël en disant : lorsque vos fils demanderont à leurs pères en disant « que sont ces pierres » ? Et vous informerez vos fils en disant « à pied sec Israël a traversé ce Jourdain. Car l’Eternel votre Dieu a asséché les eaux du Jourdain devant vous jusqu’à ce que vous passiez, de même que l’Eternel votre Dieu a asséché la mer des joncs devant nous jusqu’à ce que nous passions, afin que tous les peuples de la terre connaissent la force de la main de l’Eternel, afin que vous craignez l’Eternel votre Dieu pendant tous vos jours ».
Cette déclaration de Josué concernant les pierres de Guilgal possède son exact parallèle au chapitre 13 du livre de l’Exode, lors de l’ordonnancement du sacrifice des premiers nés du bétail : « Et ce sera lorsque ton fils te demandera demain « qu’est-ce que ceci ? » tu lui diras « avec une main forte l’Eternel nous a sorti de la maison d’esclavage, et ce fut lorsque Pharaon a refusé de nous laisser sortir, et l’Eternel a tué tous les premiers nés en terre d’Egypte, depuis l’aîné de l’homme jusqu’à l’aîné du bétail, c’est pourquoi je sacrifie à l’Eternel chaque aîné mâle [du bétail] et tout aîné de mes fils je le rachète ».
Nous voyons donc que dès l’entrée des enfants d’Israël sur la terre, la fête de Pâque a eu une double signification : le rappel de la sortie d’Egypte à travers ce qui est écrit dans la Torah, et le rappel du passage du Jourdain et de l’entrée en terre d’Israël avec l’édification du monument des 12 pierres à Guilgal, et sa contemplation par les nouvelles générations.
Qu’est-il advenu alors de Guilgal ? C’est l’endroit où le tabernacle portatif du désert a été construit et le culte israélite, y compris les sacrifices, s’y est déroulé jusqu’à la fin de la conquête. Seulement alors il a été transféré à Shilo, plus au nord, et ensuite seulement, au temps du roi David, il a été déplacé à Jérusalem. Mais Guilgal semble également avoir joué le rôle de capitale des 12 tribus pendant toute la période de Josué, et même peut-être après puisque d’après la Bible, c’est là que le premier roi d’Israël, Saül, a été couronné parle prophète Samuel. Mais c’est également à Guilgal que le roi Saül a commencé perdre son droit à la royauté, notamment de par son non-accomplissement total de la destruction d’Amalek. Le prophète Osée signale par deux fois que Guilgal est devenu un lieu d’idolâtrie. Par la suite, Guilgal semble avoir été plus ou moins abandonné et oublié, et ce sont les chrétiens qui ont conservé la mémoire du lieu, comme on peut le voir sur la carte de Madaba au 6e siècle, et de nos jours par un couvent orthodoxe qui se trouve non loin.
Conclusion : un roman d’André Schwarz-Bart, L’étoile du matin.
André Schwarz-Bart est célèbre pour avoir écrit l’un des romans les plus pertinents sur la Shoah, Le dernier des Justes, pour lequel il a obtenu le prix Goncourt en 1959. En 2009, trois ans après sa disparition, sa veuve, Simone Brumant Schwarz-Bart, publie un roman posthume dont le thème se relie étrangement avec la question de la disparition du monument de Guilgal et la perpétuation de la Torah d’Israël. André Schwarz-Bart imagine que nous sommes en l’an 3000 et que la terre est devenue un désert, le lieu perdu d’une humanité disparue de par le fait qu’elle s’est entretuée. L’humanité survivante se trouve, elle, dispersée dans les étoiles mais une certaine nostalgie amène quelques historiens à tenter d’effectuer des recherches archéologiques pour redécouvrir le passé de ces civilisations disparues. L’une d’entre eux, Linemarie, se retrouve à fouiller un endroit qui s’est appelé Judée, Palestine, Israël, et les ruines qu’elle retrouve, à l’emplacement de Yad Vashem, contiennent quelques malles pleines de documents narrant l’histoire du grand massacre.
On comprendra aisément le parallèle avec notre description de la Pâque de la Torah et de celle de Guilgal. Le récit de la Torah a traversé les âges grâce au fait qu’il a été préservé tant par l’écriture que par l’oralité, et que de génération en génération, les Hébreux, les Juifs puis les Israéliens se sont installés le soir de Pâque pour revivre cette sortie d’Egypte, épisode fondateur du peuple. Mais le monument de Guilgal s’est effrité depuis longtemps et ses 12 pierres ne sont plus que poussières. De ce fait, beaucoup de Juifs ont perdu la tradition de la Pâque de Guilgal, de l’entrée en terre d’Israël et de l’unité autour de la conquête de Canaan. Les monuments de papier survivent plus longtemps aux monuments de pierre et de béton.